La BD a 100 ans cette année, Lucky Luke en a 50. Rencontre avec son père.
Samedi. Il fait froid, très froid. Rien n’empêchera Morris de se livrer à sa
promenade rituelle dans le parc tout proche de sa maison à Bruxelles. Le
père de Lucky Luke mène ses journées rondement, en toute tranquillité. A
l’ombre de son héros solitaire, de Jolly Jumper et des sacrés frères Dalton.
Rencontre avec un créateur superactif.
” Je me réveille naturellement. Il n’y a pas d’heure fixe. Cela tourne
autour des 8 heures du matin. La première chose que je fais est de voir si
je figure dans la rubrique nécrologique dans le journal. C’est vrai qu’à mon
âge (72 ans, ndlr), beaucoup pensent que je devrais déposer le pinceau. Mais
pourquoi donc? J’exerce un métier passionnant et je vis avec mes personnages
des heures, voire des jours merveilleux. Je prends un petit déjeuner très
simple: pain et fromage. Je n’aime pas les gros repas. Je suis plutôt
gourmet que gourmand. Dès 9 heures, je me mets au travail, tous les jours de
la semaine, y compris le week-end. Chaque dessin est un moment de grâce.
Quand celle-ci ne vient pas, il vaut mieux aller se promener ou faire autre
chose. Je ne force jamais l’inspiration. Par chance, la grâce ne m’a jamais
définitivement quitté. Mais attention, Lucky Luke n’est pas une obsession.
Il est un compagnon fidèle, sympathique. Il n’occupe pas toutes mes pensées.
Il n’y a pas de règle dans la conception d’une histoire. Si elle m’amuse,
alors je suis content. Quelques idées me viennent parfois la nuit, je
m’empresse de les écrire. Le lendemain, je suis souvent déçu. Avant, je
créais tout moi-même: maintenant, je suis entouré de scénaristes et je
dessine. Le graphique et le visuel m’intéressent le plus. Nous nous
réunissons régulièrement. Je propose des idées, nous en discutons ensemble,
puis chacun travaille de son côté. Je me réserve toujours le droit de
changer l’approche des dialogues. Je suis libre et j’y tiens beaucoup. Je
suis comme un réalisateur de cinéma, je choisis des gros plans ou des plans
américains selon l’inspiration du moment. J’aime travailler seul. J’ai
besoin de calme, de concentration et d’un peu de musique. J’écoute des
cassettes de Tino Rossi ou du jazz. La musique de Glenn Miller me détend
beaucoup. Contrairement à la construction d’un film, je réalise mes planches
de dessins dans la suite chronologique des épisodes. J’avance comme le
lecteur. Je ne me pose jamais de question. Ma femme lit les planches et
corrige les éventuelles fautes d’orthographe. Je réalise plusieurs planches
par jour. Et je termine généralement un album en six mois. C’est un travail
régulier, de longue haleine, pas très fatigant. Mais j’ai l’immense
privilège de gagner ma vie grâce à un plaisir chaque jour renouvelé.
Actuellement, je réalise l’album Klondike dont l’action se déroule au
Canada, comme La ruée vers l’or de Charlie Chaplin. Voilà un homme que
j’adore. Il faisait rire tout le monde et ne se prenait pas au sérieux. Il
n’intellectualisait rien. Il amusait le public, tous les publics. On n’a pas
encore inventé le légume qui fait rire…
J’arrête de travailler vers 12H30. Je déjeune à la maison. Je ne fais pas la
cuisine. Je n’y connais absolument rien. Ma femme fait cela très bien.
J’aime particulièrement les préparations de poissons. Je ne mange pas
beaucoup. Etant assis toute la journée, j’ai tendance à grossir. Alors, je
mange plutôt léger. Ma vie sédentaire et ma position penchée me forcent à
faire de l’exercice. Je marche beaucoup. Généralement après le déjeuner.
C’est très bon pour ma colonne vertébrale. Je me promène seul. Je rêve. Je
ne pense pas forcément à Lucky Luke. Je regarde la nature. Les grands
espaces me fascinent. C’est ce qui me plaît évidemment dans le Far West. Ce
sont des paysages de tous les possibles. J’ai vécu aux Etats-Unis pendant
six ans, juste après la Seconde Guerre mondiale. C’est à Broadway que ma
femme et moi nous nous sommes mariés. Les Etats-Unis ont marqué ma vie,
surtout à cette époque, c’était le rêve américain, le pays des mille et une
possibilités. A New York, on avait le sentiment d’être au centre du monde.
C’est dans cette ville mythique que j’ai rencontré René Goscinny. On s’est
directement bien entendu. Il est devenu mon scénariste attitré. Pas tout de
suite. Il avait la grande intelligence de s’adapter au personnage de Lucky
Luke, tout en continuant d’écrire les scénarios d’Asterix. J’avais déjà créé
Lucky Luke. Je me documentais grâce à des photos de films – que je
chapardais à l’entrée des salles de cinéma avec la complicité de Franquin –
représentant des diligences, l’intérieur de saloons, des cow-boys, etc…
C’était l’époque des westerns. J’étais un boulimique du cinéma. Les films et
les acteurs m’ont beaucoup influencé dans mon travail. Gary Cooper,
maladroit, séduisant, a inspiré les traits de Lucky Luke. J’ai caricaturé
David Niven, Jack Palance et, plus récemment, Louis de Funès pour divers
personnages. Je m’amuse beaucoup à dessiner les frères Dalton. Bêtes et
méchants, ils se prêtent naturellement à des gags très drôles. Enfant, je
dessinais des caricatures en plein milieu des pages de mes cahiers. Vous
imaginez le courroux de mes professeurs. J’avoue que jusqu’à maintenant,
certains instituteurs jésuites font encore l’objet de mes meilleures
caricatures. Je me les réserve toujours pour dessiner les croque-morts.
Lucky Luke, lui, est presque parfait. Il est le héros. Heureusement, il a
tout de même quelques faiblesses qui le rendent très humain… On se tire
beaucoup dessus dans les histoires de Lucky Luke, mais c’est toujours
inoffensif. Je déteste la violence. Les femmes? Oui, elles sont absentes,
dans les aventures de Lucky Luke. Il m’arrivait de les croquer dans leur
plus simple appareil dans un tableau accroché dans un coin du saloon… Cela
me semblait réaliste. Mais la censure était là. Prière de ne pas montrer de
femme. Et, puis, à l’époque, on préférait éviter les affaires de femmes dans
un monde d’hommes… Lucky Luke a dû cesser de fumer lorsque on a réalisé la
première série de télévision pour enfants, les programmes devaient passer
par une commission de censure très sévère, qui m’a obligé à supprimer la
cigarette. Depuis, il mâchonne un brin d’herbe. Ceci dit, j’avais déjà
arrêté de fumer bien avant. Au début, c’était gênant. Car je croyais
sincèrement que la fumée favorisait mon inspiration. Finalement, je me suis
bien adapté. En revanche, je suis un boulimique du chocolat. Non, je ne suis
pas en mal d’affection. J’aime simplement son goût et l’énergie qu’il me
procure.
Je termine mon travail vers 18H30. Je dîne légèrement. Après, je regarde la
télévision. J’aime beaucoup le petit écran. Je regarde un peu de tout,
pourvu que ce soit de qualité. Je ne lis pas beaucoup. Quand je ne travaille
pas, je bricole. Je fabrique des petits mobiles, des jouets avec des bouts
de carton, de conserves ou des bouchons. Cela m’amuse. Toute la journée, je
travaille en deux ou trois dimensions. C’est un plaisir de s’amuser en trois
dimensions. Je suis rarement fatigué le soir. J’exerce un travail
intellectuel et, finalement, il n’y a que ma main droite qui carbure. Je
suis plutôt un couche-tard. Je dors très facilement. Avant, je travaillais
la nuit. Maintenant, je prends tout mon temps pour penser à autre chose.
Avant de m’endormir, je lis quelques fables de La Fontaine: il est mon
auteur de chevet. Je ne m’en lasse pas. Pour m’endormir dans la minute, je
lis quelques pages d’une bande dessinée intellectuelle… Comme somnifère,
on ne fait pas mieux. J’aime la bande dessinée comique et populaire. Il n’y
a pas de message dans mes créations. Il y a le rire pour le pur plaisir de
rire… Je suis un homme heureux. Ma devise? Pour vivre heureux, justement,
vivons cachés. Je n’aime pas être à la une des journaux. Lucky Luke, lui,
aime bien être dans l’oeil des médias…Il est vrai que mon héros parle pour
moi dans le monde entier…