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Interview de Jean Yves
Mitton
Hommage à Mitton cf. Hommage
© 1996 Ciro Tota / La gargouille
La Gargouille : Jean-Yves, tu es maintenant
reconnu inconditionnellement par le public comme
un des principaux piliers du 9ème Art; ça n’a pas
toujours été rose pour toi, en particulier au début de
ta carrière.
En as-tu eu assez de la BD?
Jean-Yves Mitton: Oui, bien sûr! Comme dans
toutes professions, j’imagine.
Des jalousies de collègues plus âgés, des travaux
sous payés, des illustrations sans intérêt artistique,
des retouches dues à la censure des années 60…
Car elle était omniprésente et perfide sous les
années De Gaulle-Pompidou. Il était difficile de se
libérer artistiquement avant 1968. Quelques pavés
dans la gueule et l’éruption de la BD underground
(Charlie Hebdo, Hara-kiri…) ont fait éclater le cul
serré de la bourgeoisie et de la presse « bien
pensante ».
Le nouveau marché de l’album, venu de Belgique, a
lancé la concurrence. Nous vivons sur cette lancée,
la BD est devenue un « produit commercial »
comme le reste et le seul censeur est aujourd’hui le
Hommage de Tota à Mitton © 1996 Tota /La Gargouille .
lecteur. Toute cette époque ne m’a pas dégoûté, au contraireJe me suis bagarré et … j’ai
eu de la chance!
La Gargouille:Vos derniers travaux sont principalement basés sur la violence. Serait-ce
pour extérioriser votre instinct barbare?
J-Y.M. : Je ne suis pas violent, sauf par la
pensée. Bien sûr, une bonne claque de temps en
temps… Mais j’ai horreur de l’injustice, surtout
sociale. Je n’aime pas les « grands hommes », les
généraux et encore moins les « petits chefs ».
Cette impulsivité et surtout mon amour de la
rébellion, de l’irrespect, ressortent certainement
dans mes BD et c’est tant mieux! Le cinéma, les
romans et la télévision regorgent de ces violences.
Danger: ne pas tomber dans le systématisme,
comme les Américains, mais faire en sorte que
cette violence soit porteuse d’esthétisme et de
justice comme les westerns. Et puis quoi! La violence est dans le monde, hélas…
Canalisons la.
Quant à la définition du « barbare », j’en retiens
surtout celles des romains antiques pour lesquels
étaient barbares les « non-romains ». par extension
nous étiquetons « barbare » l’étranger, celui qui ne
parle pas notre langue, qui ne prie pas nos dieux, qui
ne mange pas comme nous, etc… Bref, celui qui nous
fait peur! mais cette peur est saine, elle est le ciment
des civilisations. A nous de la vaincre, de tendre enfin
la main vers l’autre pour mieux serrer la sienne.
L.G. : Auriez-vous aimer faire autre chose que du
dessin?
J-Y.M. : Non! A 16 ans, je voulais être peintre, à 25
ans j’aurais voulu être prof, physicien ou astronome.
Aujourd’hui je voudrais être romancier ou historien…
On peut (on doit) rêver.
L.G. : Lorsque vous animiez des séries comme « Mikros, Kronos; ou Epsilon,
travailliez-vous à l’américaine, c’est à dire sans filet, en ce qui concerne les scénarios?
J-Y.M.: Le principe même de la série « à suivre », c’est d’avancer dans le brouillard. Rien
de plus excitant que la page blanche, sachant que vous abandonnez votre héros entre les
mains de ses ennemis, ou face au vide d’un précipice… Cette suite vient naturellement sans
trop de labeur, par exaltation, par défi. Se mettre à la place du lecteur, voilà le truc! Si
cette suite ne vient pas, il faut changer de métier ou payer un scénariste.
L.G.: Nous avons cru comprendre que vous avez eu quelques problèmes éditoriaux.
Pouvez-vous nous en faire part?
J-Y.M. : Qui dit éditeur (c’est à dire intermédiaire), dit
problèmes. ceux-ci sont fonction de nos ventes. Généralement
plus vos oeuvres se vendent, plus vos ennuis se résolvent
facilement, car vous devenez indispensable à votre éditeur.
En dessous d’une certaine barre, c’est la merde. Les chèques
n’arrivent pas, on vous oublie, vous n’obtenez que des
secrétaires au téléphone, la loi de la jungle quoi. Quant aux
éditeurs de presse, style Lug, Semic, Impéria, ils ont fait fortune
sur le dos de cons comme moi: sous-payés (5 planches par
jour!), sans droits d’auteurs, sans propriété des originaux… Et
tout ça au gré du paternalisme patronal.
Ces vieux salauds ont
profité de notre jeunesse naïve et
de notre passion pour un métier auquel ils n’étaient pas plus
faits que moi pour être éditeur! Même avec ses aléas et ses
sectes, le monde de l’album est plus sain. Je tiens à préciser
que les auteurs US et Italiens sont encore plus maltraités que
nous!
L.G.: Quelles leçons tirez vous de vos passages chez les
éditeurs étrangers?
J-Y.M.: Par Lug et Semic, j’ai travaillé indirectement pour
Bonnelli et Dardo à Milan, ainsi que pour Marvel à New York
et Semic International à Stockholm.
La grande majorité des Italiens sont très mal payés, sans
droits. Il ne faut pas s’étonner que beaucoup viennent travailler
en France.
Cela dit, le phénomène album n’existe qu’en
Belgique et en France (avec des doits
relatifs à « la librairie, des festivals et une certaine reconnaissance
artistique). Ailleurs, malgré des ventes records comme aux USA
ou en Italie, la BD de presse entretient un monde qui travaille à la
chaine; Beurk!!
L.G.: Et plus spécifiquement la BD US
J-Y.M.: Je vous jure que ce fut un honneur de créer 2 épisodes
du Surfer avec le feu vert de Stan Lee, et de publier mes
super-héros en compagnie des siens dans Titans, Strange, Spidey, Nova… J’ai beaucoup
d’admiration pour les maîtres US comme Buscema ou Hoggarth… mais ça ne va pas plus
loin. « les Yankees » interdisent ou presque toutes importations BD, alors ils piétinent…
S’ils sont les grands créateurs de la BD moderne, ils n’en sont plus les grands
continuateurs.
L.G.: Votre production est sans aucun doute l’une des plus importante, à raison de 4
albums par an! Pensez-vous tenir encore longtemps cette cadence?
J-Y.M.: C’est un rythme exceptionnel que je
poursuis depuis 5 ans, je ne le tiendrais pas
éternellement. Disons que je tente de combler
une absence dans le monde de l’album…
Produire en 5 ans ce que j’aurais dû produire en
10, tandis que je m’escrimais pour des miettes
dans la BD de série. Mais j’aime les challenges!
Soyez tranquille, je ne dépasse pas mes 8 heures
par jour et mes 5 jours par semaine, alors que
beaucoup croient que je bosse comme un fou au
fond de ma mine. Cette cadence je l’ai depuis
mes tous débuts dans le monde de la BD!
L.G.: Quel fut votre premier travail en tant
qu’illustrateur?
J-Y.M.: C’était en 1962, j’ai dessiné ma
première planche sur la série Pim, Pam, Poum.
Elle est introuvable comme beaucoup d’originaux
datant de cette époque. Ensuite j’ai abordé:
Kiwi, Oum le dauphin, Blek le Roc et crée
Plume, Popoff, Sammy Sam…
Presque tout a disparu, Lug n’avait vraiment
aucun respect pour les auteurs.
L.G.: Votre présence bien qu’intensive sur les festivals
ne semble pas altérer votre production. Que pensez-vous
de leurs cotés commerciaux?
J-Y.M.: Les festivals et autre salons BD sont un passage
obligé, non pas pour faire du clientélisme mais pou
rencontrer d’autres professionnels, se créer des amitiés,
sorti un peu de son trou et respirer l’air du métier, visiter
et faire du tourisme aussi. Mais certains festivals sont des
pièges à cons, surtout pour de jeunes lecteurs passionnés
qui en plus de faire plus d’une heure de queue, payent
l’entrée (scandaleux) pour se voir méprisé par l’auteur
tant espéré qui est parti justement manger à ce moment là.
Je n’aime pas les usines à dédicaces et les
comportements hautains. Je dédicace tout, y compris les bouts de papier, et je discute avec
celui qui me fait l’honneur de venir à ma rencontre. Merci à lui.
L.G.: Vous ne faites jamais de séances dans les librairies, pourquoi?
J-Y.M.: Vous êtes mal renseignés. Je réponds le plus souvent aux invitations des libraires.
Souvent n’est pas toujours. Cela dépend de la date de sortie du dernier album, des frais
couverts (ou non), de la distance… Et du travail à la maison!
L.G.: Parlons chiffres, quelle est votre série qui marche le mieux?
J-Y.M.: Ce n’est pas un secret. Mes derniers relevés
indiquent 20000 ventes pour « Vae Victis » et «
Chroniques Barbares », 17.000 chez Glénat avec « De
silence et de Sang », 12.000 pour « Les survivants de
l’Atlantique ».
Dans l’album, les tirages sont très serrés pour empêcher
de nombreux retours et des stocks coûteux. Ils sont fait
au coup par coup, en fonction des dernières ventes.
Rien à voir avec la presse et ses tirages réguliers et
périodiques. Par exemple: Mikros était édité dans
Titans qui vendait régulièrement 90.000 exemplaires par
mois!
L.G.: Vous êtes très proche de Ciro Tota…
J-Y.M.: Ciro est un excellent ami et un admirable
professionnel. J’aime son trait (d’humour, aussi…),
souple comme les estampes orientales, ses trouvailles
sur les personnages secondaires. Reprendre quelques
épisodes de Photonik a été un plaisir. Si j’ai assez peu d’amis dans la BD, au moins sont-ils
de qualité: Félix Molinari, Frank Zimmermann et Michel Rodrigue sont de ceux là. André
Chéret aussi. Et surtout ils ont la patience de m’écouter gratter ma guitare.
L.G.: Touchez-vous des droits d’auteur sur vos séries publiées chez Lug, Semic?
J-Y.M.: Dans la presse, les droits d’auteurs sont quasi-inexistants. Notre statut dépend du
bon vouloir de l’éditeur. Dans de nombreux cas, on vous lui léchez le cul, ou vous claquez
la porte. Généralement, il conserve vos originaux (contre la loi!) comme prise d’otage.
Nombreu sont les auteurs qui en appellent
à la justice. Je ne sais, si je reverrai un jour
mes originaux de L’ « Archer Blanc » chez
Mickey, de « Noël et Marie » chez Pif, du
« Fantôme » et d’ « Hermann Storm » chez
Semic International. Mais le pire, c’est une
trentaine d’épisodes de « Blek le Rok »
séquestrés à la Dardo à Milan! Cet éditeur
(!?) exploite encore mes planches et les
édite régulièrement (ainsi que celles de
Tota!). Ca donne des idées de terrorisme…
L.G.: Que détestez-vous dans la BD?
J-Y.M.: Les mangas: ils sont à la BD
ce que Mac Do est à la bonne bouffe!
Les BD pédagogiques. Les imitateurs
serviles qui ne savent faire que cela
surtout dans la « ligne claire » et l’ «
Ecole Belge ».
L.G.: Pensez-vous faire rééditer un jour
vos séries de Supers-héros?
J-Y.M.: Si un éditeur en veut… Je suis
propriétaire du copyright. Mais cela
représente plus de 2000 pages!
L.G.: Vous vendez vos originaux à prix
modique, pour qu’ils soient à la portée
de tous?
J-Y.M.: Pour les passionnés, je craque
facilement et j’ai tendance à vendre mes
originaux à bas prix. La vie est courte et
je ne dois tout de même pas spéculer!
L.G.: Que pensez-vous du prix de la bande
dessinée en général et ceux pratiqués chez Soleil
sur certaines collections?
J-Y.M.: L’idée de casser les prix de vente n’est
pas nouvelle… A condition de ne pas casser les
prix de la pige!
Cette cuisine est de la responsabilité de l’éditeur.
Vendre à 15FF c’est bien; vendre autant à 50FF,
c’est mieux! Les albums sont trop chers. 44
pages de lecture c’est vraiment peu! Alors
qu’une histoire développée en série cela rassure
tout le monde, à condition de tenir un rythme de
parution soutenu, proche de la périodicité. Tant
que j’aurai un lectorat et de la santé, c’est ce que
je m’emploierai à faire. Assurer la cadence et ne
jamais laisser retomber le soufflé…
The End.
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